Par Matthieu Creson

Le groupe Savatage – dont l’origine remonte, comme nous l’avons rappelé dans la première partie de cet article, à la fondation du groupe Avatar en 1979 – serait-il le groupe de hard rock/heavy metal le plus injustement sous-évalué de toute l’histoire de ce genre musical ? Vu le talent et la créativité dont le groupe a fait preuve tout au long de son histoire, il est vrai qu’on peut s’étonner avec regret qu’il ne figure pas plus souvent dans les livres sur l’histoire du rock, du hard rock et du métal. Cette (relative) méconnaissance du public pour ce groupe tient peut-être au fait que celui-ci a commis de son propre aveu une erreur de taille en décidant de sortir l’album Fight for the Rock (1986), lequel ne contient au dire de Jon Oliva lui-même que trois titres qui sont véritablement du cru de Savatage – les autres ayant été au départ des chansons que Jon avait écrites pour d’autres groupes ou musiciens : la chanson-titre, ainsi qu’ « Edge of Midnight » ou encore « Hyde »1. Induit en erreur par ses managers, Savatage prit alors un virage commercial qui aura peut-être nui pendant un temps à la crédibilité du groupe : le hard rock authentique des tout débuts peinait à se faire entendre sur ce nouveau disque, dont la sortie peut (heureusement) être considérée comme une brève parenthèse dans l’histoire de la formation originaire de Tampa. Savatage avait commencé à forger une véritable identité de groupe en faisant paraître l’un après l’autre Sirens, l’EP The Dungeons are Calling et Power of the Night, et c’est cette même identité que le groupe semblait dès lors vouloir affadir et édulcorer sur les conseils malavisés de ses managers. Comment les membres de Savatage ont-ils pu se laisser embarquer dans une telle mésaventure ? Probablement en partie du fait qu’aussi bien Jon que Criss avaient une famille à élever : conscients de ce qu’impliquaient leurs nouvelles responsabilités de soutien de famille, ils ne pouvaient pas être insensibles aux lucratives perspectives qui semblaient devoir s’offrir à eux, à condition, leur disait-on, qu’ils sachent faire évoluer leur musique vers un hard rock plus conventionnel et davantage dans le goût du jour. Plus tard, le producteur Paul O’Neill, qui coécrira tous les disques du groupe à partir de Hall of the Mountain King, incitera lui aussi les frères Oliva à faire autre chose que ce qu’ils avaient déjà fait, mais dans une toute autre perspective, résolument artistique et expérimentale.

De Hall of the Mountain King à Streets

Nous l’avons dit dans la première partie de l’article : impressionné notamment par la puissance et la gamme vocales de Jon et par la virtuosité de Criss à la guitare2, le producteur Paul O’Neill a littéralement sauvé l’existence du groupe, qui était sur le point d’imploser. Sans Paul n’aurait jamais pu paraître l’album suivant, Hall of the Mountain King, que l’on peut considérer non seulement comme l’un des tous meilleurs de Savatage, mais même, osons l’affirmer, comme l’un des disques les plus importants de l’histoire du heavy metal3 ! En fait, Paul avait un projet artistique4 en tête : il avait pris conscience de l’ampleur du talent et de l’immense potentiel des fondateurs de Savatage et souhaitait dès lors pouvoir travailler en étroite collaboration avec eux, afin de les amener à repousser les limites de ce qu’ils avaient été capables de réaliser jusqu’alors. Aidés des frères Oliva (qui se montrent parfois récalcitrants face aux propositions de Paul, craignant au départ de trop s’éloigner du pur heavy metal), Paul O’Neill parviendra à faire de Savatage une sorte de champ d’expérimentation musicale et vocale, qui aboutira plus tard à la formation du groupe Trans-Siberian Orchestra (TSO), au milieu des années 1990.

Même si Paul avait insisté pour pouvoir coécrire avec les frères Oliva, il semble avoir relativement peu écrit pour Hall of the Montain King. D’ailleurs, Jon Oliva dira plus tard que Paul n’aimait pas forcément toutes les chansons sur l’album : il aurait même détesté les titres les plus lourds5, comme « 24 Hours Ago », « Beyond the Doors of the Dark » ou encore « White Witch ». En dépit de ces quelques désaccords entre Paul et les frères Oliva, Hall of The Mountain King fut bel et bien le fruit de leur collaboration. Paul avait notamment suggéré aux frères Oliva de faire une version hard rock de Hall of the Mountain King  – ou, en français, Dans l’Antre du Roi de la Montagne, extrait de la musique composée par Edvard Grieg pour la pièce Peer Gynt (1867) du dramaturge norvégien Ibsen.

La préproduction pour Hall of the Mountain King dura six semaines, après quoi Paul et les membres de Savatage s’installèrent aux Record Plant Studios de New York, lieu mythique où avaient travaillé John Lennon, Aerosmith, ou encore David Bowie6. Dans le studio A se trouvait d’ailleurs le fameux piano de John Lennon, piano sur lequel Jon passait alors beaucoup de temps. Parmi les titres les plus lourds mais aussi les meilleurs de l’album figurent, nous le disions, « 24 Hours Ago » ainsi que « Beyond the Doors of the Dark ». Outre l’excellente chanson-titre – dont Jon avouera qu’elle ne pouvait que clore les concerts du groupe car lui-même en sortait toujours exténué du fait de la très grande intensité vocale requise par son interprétation7 -, mentionnons encore la chanson « Strange Wings », titre sur lequel Jon chante avec Ray Gillen (de Black Sabbath), lequel en avait écrit les paroles avec Paul.

La popularité de Savatage auprès du public amateur de métal ira dès lors croissant, le groupe jouant à présent dans des lieux aux capacités d’accueil bien plus grandes que par le passé, accompagnant même Ronnie James Dio et Megadeth lors de leurs tournées respectives. C’est aussi à partir de là que les problèmes liés à l’alcool et la drogue s’aggravent, notamment pour Jon, qui prendra ensuite la décision de partir en cure de désintoxication ; une expérience dont il se souviendra plus tard et qui lui fournira la matière d’une chanson (« The Thorazine Shuffle ») qui devait figurer sur l’album suivant, Gutter Ballet.     

Conscient de la difficulté qu’aurait Savatage à réitérer un succès comparable à celui de Hall of the Moutain King, Jon craint que l’album suivant ne soit pas à la hauteur8. C’est alors que Paul O’Neill fait part aux frères Oliva de son idée de créer un opéra rock, projet à l’égard duquel ils se montrent au départ assez dubitatifs9 ; ce serait en effet, pensent-ils alors, faire un saut dans l’inconnu, mais Paul saura les encourager à aller dans cette direction sans pour autant leur forcer la main. Ce qui contribua notamment à faire évoluer le groupe dans ce sens-là fut la passion que Jon et Paul avaient en commun pour la musique de Queen10. Grand admirateur des Beatles et de Black Sabbath, Jon ne l’est pas moins de Freddie Mercury, qui reste l’un des grands modèles qui l’ont le plus fortement inspiré. C’est donc une sorte de compromis qui a finalement été trouvé entre les frères Oliva et Paul : d’un côté il y aurait des chansons où le piano et les orchestres seraient mis en avant – catégorie à laquelle appartiendront l’excellente chanson-titre, ainsi que le non moins excellent « When the Crowds Are Gone » -, et de l’autre des titres plus lourds comme « Mentally Yours » et « Thorazine Shuffle », et qui n’ont en réalité pas plu du tout à Paul11. Rétrospectivement, Jon se dira être largement redevable à Paul d’avoir poussé le groupe à transcender les limites auxquelles celui-ci s’était jusqu’alors cantonné, afin que Savatage puisse avancer dans la construction de son identité musicale. Non que Savatage ait complètement abandonné le heavy metal de ses débuts dans les disques que le groupe devait enregistrer par la suite, de Gutter à Poets ; le groupe de Tampa apprit plutôt à le combiner avec d’autres tendances et d’autres influences musicales, donnant ainsi naissance à un type de hard rock orchestral et théâtralisé qu’on baptisera parfois « Broadway Metal »12.  

Pour en revenir à Gutter Ballet, Jon dira que les meilleures chansons sur cet album (la chanson-titre, « Crowds » et « Hounds ») sont en fait apparues vers la fin de la réalisation de l’album, ce qui libéra finalement Jon de la crainte de faire une contre-performance compte tenu de la barre qu’il avait placée très haut avec la sortie de Mountain King13. Il faut rappeler ici comment tout s’enchaîna très rapidement : Paul, qui travaillait un jour avec Criss sur des solos de guitare, offrit à Jon des billets pour qu’il aille voir à Broadway, non loin du studio Record Plant où le groupe enregistrait, la comédie musicale d’Andrew Lloyd Webber, The Phantom of the Opera. De retour au studio aux alentours de minuit, et alors qu’il fait très froid, Jon s’échauffe sur le grand piano blanc de John Lennon. C’est alors que Paul accourt pour dire à Jon d’enregistrer sur le champ ce qu’il vient d’entendre. Criss s’inspirera ensuite des Who pour la guitare et Jon puisera également son inspiration dans la chanson du premier album de Queen « My Fairy King ». Criss et Jon composeront ainsi la musique de la chanson « Gutter Ballet » – qui révèle en outre l’influence de Mott the Hoople – en seulement un quart d’heure, cependant que Paul en écrira les paroles en à peine 10 minutes14. Paul et les frères Oliva tenaient ainsi la chanson-titre du prochain album. Ce fut l’un de ces « moments magiques », comme dira Jon, au cours desquels certaines des chansons qui compteront en définitive parmi les meilleures du groupe furent écrites dans un élan imprévisible de créativité, bien loin des titres autrement plus longs à écrire et enregistrer – comme le sera par exemple « Morphine Child » sur l’album concept Poets and Madmen (2001). N’ayant pas l’intention de demeurer en reste, Criss entendra prouver qu’il peut lui aussi écrire une chanson du calibre de « Gutter » en un temps record : ce sera « Hounds », qui s’imposera comme une des meilleures chansons de l’album, et dont Jon estime qu’elle révèle Criss à son tout meilleur niveau15.

Avec Streets qui arrivera deux ans plus tard, Gutter Ballet est aux yeux de Jon le meilleur disque que le groupe ait jamais fait. « C’est un album, écrira-t-il, aux multiples facettes qui reflète les différents côtés du groupe. Savatage n’était plus uniquement un groupe de métal, mais était devenu un groupe plus expérimental et progressif. Cet album devait conduire au suivant, Streets »16

Après la sortie de Hall of the Mountain King puis de Gutter Ballet, Jon se dit qu’il va être cette fois-ci extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de renouveler l’exploit d’enregistrer un disque plus fort que le précédent. C’est alors que Paul dit à Jon que celui-ci lui rappelle un personnage autour duquel il avait écrit toute une histoire, entre 1979 et 1982 – soit des années avant même qu’il ne fasse la connaissance de Jon. Lisant le contenu du projet qui était resté jusqu’alors dans les cartons, Jon constate avec stupeur son apparente ressemblance avec le personnage conçu par Paul – appelé DT Jesus -, dans lequel il se reconnaît pleinement17.

Paul O’Neill avait donc déjà écrit, bien avant sa sortie, l’histoire ainsi qu’une partie de la musique de l’album concept Streets. Paul et les frères Oliva, qui vont passer un an en studio autour de ce projet, réaliseront ainsi un véritable coup de maître : loin d’être en-deçà de la qualité des deux disques précédents, ce premier opéra rock de Savatage (qui n’en signera pas moins de quatre au cours de sa carrière) se révèlera au contraire comme l’album le plus inventif et accompli du groupe sur le plan musical, et peut-être le plus profond du point de vue des paroles des chansons et du sens général de l’album. Inspiré par Tommy des Who, mais aussi par Christ Superstar – opéra rock dont la musique fut composée par Andrew Lloyd Webber, déjà cité plus haut, et les paroles écrites par Tim Rice – Streets est peut-être l’un des opéras rock les plus injustement sous-évalués de toute l’histoire du rock. « Ça a été, dira Jon, conscient de la très haute qualité de l’album, notre Sgt. Pepper, notre Physical Graffiti »18. On peut aussi dire que Streets vient parachever une évolution qui avait déjà commencé de se faire sentir avec la parution de Hall of the Mountain King. C’est un album qui montre clairement comment Savatage refusait de se reposer sur ses lauriers, ambitionnant tout au contraire de réaliser un disque plus riche et plus complexe que les précédents19. L’album donne en outre clairement l’impression qu’il a été patiemment construit, avec le souci constant d’atteindre à une véritable cohérence interne, chaque titre qui le compose témoignant d’un sens du perfectionnisme que l’on trouve aussi bien chez Paul que chez Jon. Le temps semble désormais être loin où un album de Savatage comme Sirens avait pu être enregistré et mixé en seulement deux jours20…  On mentionnera en outre les excellents riffs et solos de guitare de Criss dans cet album, ainsi dans « Agony and Ecstasy »21 ou encore « Strange Reality », pour ne citer que ces titres.

1993-1994 : Edge of Thorns, la mort de Criss Oliva, Handful of Rain

À la fin de l’année 1992, Jon, dont la voix avait considérablement perdu en puissance, décida de se mettre en retrait du groupe22. Les sessions d’enregistrement de Gutter Ballet et Streets, ainsi que les tournées qui les avaient suivies, avaient eu raison au moins temporairement de sa voix, si bien que Jon voulut prendre du repos, espérant revenir ultérieurement en meilleure forme au sein du groupe. Cela dit, il n’est pas question que le groupe tout entier se mette en pause le temps que Jon puisse recouvrer ses capacités vocales. On se met donc à la recherche d’un chanteur qui pourrait le suppléer durant cette période dont on ne savait pas combien de temps elle durerait. Si Paul se montre craintif à l’idée que le groupe change ne serait-ce que provisoirement de chanteur, Jon estime pour sa part que c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour la pérennité du groupe. Et puis certains des plus grands groupes de rock (les Beatles, les Who, ou encore Queen par exemple) n’ont-ils pas compté en leur sein plusieurs chanteurs23 ? Jon aimait en fait depuis longtemps l’idée qu’un même groupe puisse comporter plus d’un chanteur, d’autant qu’avoir à supporter seul le poids du chant dans un groupe de métal comme Savatage n’était pas une mince affaire. L’arrivée d’un nouveau chanteur contribua en outre à diversifier et enrichir le répertoire musical du groupe puisque Jon, qui n’en reste pas moins actif au sein de Savatage, se mettra dès lors à écrire des chansons spécialement adaptées au registre vocal de son suppléant. À partir d’Edge of Thorns (1993) jusqu’à The Wake of Magellan (1997), on trouvera toujours deux catégories de chansons sur les disques de Savatage : celles faites sur mesure pour Zak Stevens (le nouveau chanteur du groupe), et celles faites pour Jon. À mesure que sa voix revenait peu à peu, Jon se remit à chanter sur quelques titres – ainsi dans les albums Dead Winter Dead et Wake of Magellan -, même si le chant restait principalement assuré par Zak. Ces deux albums, et ce n’est pas la moindre de leurs qualités, parviendront à faire harmonieusement coexister ces deux types de chansons sous-tendues par une trame musicale et narrative cohérente.

Aussi bien Jon que Paul pensaient qu’il fallait à Savatage quelqu’un qui chantât d’une manière autre que Jon, « quelqu’un qui puisse, comme dira ce dernier, apporter quelque chose de totalement différent »24. Féru d’orchestrations et de théâtralité, Paul O’Neill imaginait d’ailleurs recruter quelqu’un qui pourrait chanter un peu comme Freddie Mercury25, une perspective qui n’était pas pour déplaire à Jon, lui-même grand admirateur de Queen, ainsi que nous l’avons déjà souligné. Insatisfait des démos envoyées par les différents candidats à la succession de Jon au poste de chanteur, Criss aurait même envisagé de se mettre lui aussi en retrait de Savatage, afin de réaliser un album instrumental. Finalement, c’est Zak Stevens qui emporta l’adhésion générale. Jon dira à son sujet : « J’ai tout de suite aimé sa voix car elle était très différente de la mienne »26. Plus mélodieuse, la voix de Zak permettrait peut-être au groupe d’évoluer vers une forme de métal toujours propre à Savatage, mais qui fût aussi davantage susceptible de passer à la radio, ce que le groupe cherchait alors à faire. Il faudra toutefois à Zak six ou sept bons mois de travail avec Jon et Paul avant de pouvoir livrer la prestation qu’il fit pour Edge of Thorns – car Zak avait alors peur de ne pas être capable de chanter à la manière de Jon, ce qui n’était en réalité nullement le but recherché : et Jon et Paul firent comprendre à Zak qu’il devait au contraire rester pleinement lui-même, et ne pas chercher à imiter servilement la voix du chanteur historique et cofondateur du groupe.  

Outre le changement de chanteur qui eut lieu pour Edge of Thorns, ce qui distingue tout particulièrement ce disque, c’est la place désormais centrale accordée à Criss. Jon incita en effet son frère à occuper désormais le devant de la scène afin qu’il puisse donner libre cours à son exceptionnel et top injustement reconnu talent de guitariste. Criss peinait quelque peu à être considéré comme l’un des meilleurs guitaristes de son temps (ce qu’il fut à notre sens), et l’occasion lui était désormais offerte de montrer qu’il pouvait largement rivaliser avec les plus grands.

Edge of Thorns connaîtra un réel succès auprès du public, en partie du fait que la chanson-titre devint un single qui passa fréquemment à la radio et sur MTV. Mais si Edge of Thorns mérite encore tout notre intérêt aujourd’hui, c’est surtout en raison des remarquables performances de Criss à la guitare sur des titres tels que « He Carves his Stone », « Skraggy’s tomb », « Conversation Piece », ou encore « Degrees of sanity ». Techniquement, Edge of Thorns donne amplement la démonstration que Criss fut l’un des tous meilleurs guitaristes de son époque. Il fut même, aussi bien pour Paul que pour Jon – qui le compare volontiers à Eddie Van Halen et Randy Rhoads27 –, leur guitariste préféré entre tous.

Criss n’avait pas encore atteint son apogée28 selon Jon, lorsqu’il décéda tragiquement après que la tournée américaine de promotion d’Edge of Thorns se fut achevée. Alors qu’ils rentraient chez eux en voiture après avoir assisté la veille au soir au Fourth Annual Livestock Festival à Zephyr Hills, Criss et son épouse Dawn sont percutés par une voiture conduite par un individu dont le taux d’alcoolémie était d’environ trois fois supérieur à la limite légale, et qui avait déjà été condamné plusieurs fois par le passé pour conduite en état d’ivresse29. Criss meurt sur le coup et Dawn, transportée à l’hôpital de Tampa, recevra de nombreuses blessures.

Tous les membres du groupe furent à l’évidence anéantis par la nouvelle de la mort brutale et accidentelle de Criss, d’autant que celui-ci était âgé d’à peine trente ans. Un des plus grands prodiges de la guitare électrique de son temps venait donc de disparaître subitement, alors qu’il n’avait sans doute pas encore donné l’entière démonstration de toutes ses potentialités. Tout le monde ne réagira pas de la même manière au décès prématuré de Criss : Jon et Paul se jetteront dans le travail en vue de sortir un nouvel album dédié à Criss – et dont la réalisation fit en quelque sorte pour eux office de thérapie -, les autres membres du groupe ne se sentant quant à eux pas encore en mesure de revenir. Un jour, Jon se retrouve tout seul au studio d’enregistrement alors qu’il était censé y retrouver les autres membres du groupe pour travailler sur le nouvel album qu’il projetait de sortir. Il décidera alors d’assurer lui-même la batterie, la basse, la guitare et même certains solos, l’excellent guitariste Alex Skolnick (ex-Testament) acceptant volontiers, à la demande de Jon, de faire quelques solos de plus pour l’album – ainsi ceux que l’on peut entendre dans la chanson « Chance »30. Zak reviendra finalement en studio pour chanter sur l’ensemble des titres qui figureront sur Handful of Rain (1994), un disque qui fut donc largement en pratique un album solo de Jon, bien que celui-ci ait crédité Steve Wacholz pour la batterie et Jonnhy Lee Middleton pour la basse. Handful of Rain s’inscrit dans la veine d’Edge of Thorns, dans la mesure où les guitares priment à nouveau sur les orchestrations. Jon utilisera la guitare bleue à figure de gargouille de Criss sur un titre comme « Taunting Cobras » et il dira par la suite que le souvenir de son frère l’aida à travailler sur l’album31. La chanson « Alone You Breathe » sera d’ailleurs écrite en hommage à Criss. Notons en outre l’intérêt des titres « Castles Burning » ou encore « Chance », déjà cité, une chanson expérimentale qui peut être considérée selon Jon comme la première chanson de Trans-Siberian Orchestra (TSO). « Chance » marque ainsi un nouveau tournant dans la carrière du groupe, qui comprend qu’il n’a d’autre choix que d’évoluer musicalement après la disparition de l’irremplaçable Criss32.

Les trois derniers albums concept : Dead Winter Dead, The Wake of Magellan, Poets and Madmen

Après avoir sorti le très lourd Doctor Butcher (1994), fruit de sa collaboration avec le guitariste Chris Caffery (qui avait déjà joué avec le groupe depuis Gutter Ballet), disque que Jon considèrera rétrospectivement comme l’un des plus créatifs de sa carrière33, le leader de Savatage retourne en studio à New York avec Paul pour préparer le nouvel album du groupe : ce sera l’opéra rock Dead Winter Dead, le premier du genre depuis Streets (1991). Chris Caffery sera à nouveau de la partie, de même qu’Al Pitrelli (Alice Cooper, Asia) pour les solos. Le batteur Steve « Dr. Killdrums » Wacholz, qui avait décidé de quitter le groupe après la mort de Criss, sera remplacé par Jeff Plate. Dead Winter Dead s’inscrira dans la continuité de Streets et du titre « Chance » figurant sur Handful of Rain. Avec ce même titre, Dead Winter Dead peut donc être considéré comme l’acte de naissance de TSO. Ce sera d’ailleurs la première fois de toute l’histoire du groupe qu’un de leurs albums traitera de l’actualité du moment, puisque Dead Winter Dead raconte l’histoire de trois personnages en pleine guerre de Bosnie-Herzégovine. Un des titres marquants de l’album sera l’instrumental « Sarajevo / 12-24 », qui deviendra très populaire aux États-Unis. À noter toutefois que nombre de radios refusèrent initialement de le diffuser car elles ne voyaient en Savatage qu’un pur groupe de métal des années 80, si bien que le titre ne deviendra un réel succès outre-Atlantique qu’à partir du moment où il sera associé à une nouvelle formation : TSO. C’est à Paul que revient la paternité de ce titre, qui fut à l’origine une chanson de Noël qu’il avait écrite – « Christmas Eve/12-24 » -, elle-même inspirée du chant ukrainien célébrant le nouvel an, « Carol of the Bells »34. Fondé par Jon, Paul et le claviériste Robert Kinkel, TSO fera paraître en 1996 Christmas Eve and Other Stories, qui se vendra à près de trois millions d’exemplaires35 !

Il y a certes deux grandes phases dans l’histoire de Savatage : celle qui va de la formation du groupe jusqu’à la mort de Criss en 1993, et celle qui commence avec la sortie de Handful of Rain (1994) pour se terminer avec la parution de Poets and Madmen (2001). (Deux phases qui, remarquons-le, correspondent respectivement peu ou prou à la période durant laquelle Jon fut le seul chanteur du groupe et celle où Zak le remplacera – avant que tous deux ne se partagent davantage le chant.) L’ère Criss Oliva restera sans doute inégalée, ainsi qu’en témoigne avec brio Streets. Il n’en demeure pas moins que Dead Winter Dead, The Wake of Magellan (qui est peut-être des trois derniers albums concept notre préféré) et Poets and Madmen sont des opéras rock de grande qualité que l’on aurait tort de négliger. Ils montrent une autre facette d’un groupe qui aura su continuellement repousser ses propres limites au gré des événements marquants et souvent imprévisibles de son histoire.

Si Jon avouera que le sens de l’histoire écrite par Paul pour The Wake of Magellan continue à ce jour de lui échapper, la musique n’en reste pas moins de tout premier ordre, qu’il s’agisse de la voix, des chœurs, des harmonies, du piano ou encore des solos de guitare d’Al Pitrelli. La chanson-titre, de même que « Paragons of Innocence », ou encore « Hourglass », comptent parmi les meilleurs titres de l’album.  

En mars 2001 paraîtra celui qui est à ce jour le dernier album de Savatage, Poets and Madmen. S’inscrivant dans le droit fil des opéras rock précédents du groupe, il marque le retour de Jon au chant, en raison du départ de Zak, qui survint quelques mois seulement après celui d’Al Pitrelli – parti pour rejoindre Megadeth, mais qui joua tout de même sur l’album. Les chansons ont donc dû être refaites conformément à la tessiture de Jon car elles avaient initialement été conçues pour Zak36. Produit par Paul O’Neill et co-produit par Jon, Poets fait la part belle à Chris Caffery qui a participé à l’écriture des chansons, en plus de s’être occupé de la guitare rythmique et même de certains solos de l’album. Le meilleur titre est sans doute « Morphine Child », au style grandiose et théâtral, qui de l’aveu de Jon fut long et difficile à enregistrer, mais qui en définitive se révèlera être l’une des meilleures chansons non seulement de l’album mais même de toute la carrière du groupe37. Alors que Savatage se trouvait en Californie, en pleine tournée américaine, survinrent les attentats du 11 septembre, qui bouleverseront durablement les différents membres du groupe, et qui conduiront à l’annulation du reste de la tournée.

Plus aucun album de Savatage n’a paru depuis la sortie de Poets en 2001. TSO a beaucoup occupé Jon et Paul depuis lors, jusqu’à ce que ce dernier ne s’éteigne subitement dans une chambre d’hôtel à Tampa en 2017. Conscient de sa responsabilité de chef de groupe et de coordinateur (TSO ne compte en effet pas moins de 380 employés, avec deux groupes, l’un pour la côte est et l’autre pour la côte ouest38 !), Jon s’efforce ainsi de jouer auprès de TSO le rôle que Paul avait pu jouer vis-à-vis de Savatage. Aux dernières nouvelles, il semblerait que Jon ait exprimé l’intention de sortir un ultime album de Savatage qui s’intitulerait a priori Curtain Call (ou « rappel » en français, dans le sens qu’a ce mot dans le registre du théâtre). Il aurait ainsi demandé à Chris Caffery39 de concevoir plusieurs riffs lourds à cette fin. Mais Jon s’est fracturé depuis une vertèbre thoracique dans la colonne dorsale, si bien que le projet a dû être mis en suspens. Si un tel disque devait bel et bien paraître (et que Jon décrit par anticipation comme étant ce que Savatage aura fait de mieux dans toute son histoire !), on peut raisonnablement conjecturer que sa sortie aura lieu en 2025 (elle avait été initialement prévue pour 2024), même si rien n’a encore été confirmé à ce sujet. Gardons toutefois espoir car, comme le disait déjà Jon en avril 1996 avec son humour habituel : « Nous sommes LE groupe qui refuse de mourir. Nous sommes comme ces emmerdeurs qui se pointent sans prévenir chez vous et que l’on n’arrive pas à foutre dehors (rires) !40 »

1 https://www.youtube.com/watch?v=Z3pwTC32iRc   

2 Jon Oliva, Hall of the Mountain King, réédition de 2011.

3  https://www.youtube.com/watch?v=SMvwrANBdrM

4 https://www.youtube.com/watch?v=SYs0yO4xbY8

5 Ibid.

6 Jon Oliva, Hall of the Mountain King, réédition de 2011.

7 Jon Oliva, Ghost in the Ruins, a Tribute to Criss Oliva, réédition de 2011.

8 https://www.youtube.com/watch?v=MSvlmVoHBfM

9 https://www.youtube.com/watch?v=Z3pwTC32iRc

10 Jon Oliva, Handful of Rain, réédition de 2011.

11 https://www.youtube.com/watch?v=Z3pwTC32iRc

12 Kory Grow, Heavy Metal, histoire en images de plus de 50 groupes, Hors Collection, 2012, p. 237.

13 https://www.youtube.com/watch?v=MSvlmVoHBfM

14 https://www.youtube.com/watch?v=SYs0yO4xbY8

15 Ibid.

16 Jon Oliva, Hall of the Mountain King, réédition de 2011.

17 https://www.youtube.com/watch?v=MSvlmVoHBfM

18 Ibid.

19 Jon Oliva, Streets, réédition de 2011.

20 Ibid.

21 https://www.youtube.com/watch?v=SMvwrANBdrM

22 Clay Marshall, Edge of Thorns, réédition de 2011.

23 Ibid.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 https://www.youtube.com/watch?v=MSvlmVoHBfM

28 Ibid.

29 Clay Marshall, op. cit.

30 https://www.youtube.com/watch?v=SYs0yO4xbY8

31 Jon Oliva, Handful of Rain, réédition de 2011.

32 Ibid.

33 https://www.youtube.com/watch?v=MSvlmVoHBfM

34 Jon Oliva, Dead Winter Dead, réédition de 2011.

35 Kory Grow, Heavy Metal, histoire en images de plus de 50 groupes, Hors Collection, 2012, p. 237.

36 Jon Oliva, Poets and Madmen réédition de 2011.

37 Ibid.

38 https://www.youtube.com/watch?v=SYs0yO4xbY8

39 https://www.youtube.com/watch?v=y3Rv9rkDj9o

40 Cité dans Bertrand Alary et Jean-Pierre Sabouret, Métal, Paris, Gründ, 2023, p. 260.