61OYvvOMsaLAccumulés sur nos étagères, l’air de rien, nos albums forment un ensemble au contenu inestimable : la bande son de nos vies.
Ainsi la musique, en plus des émotions intenses qu’elle peut procurer d’ordinaire, prend le pouvoir immersif d’un incroyable tiroir à souvenirs. Chacun sa petite pépite. Une œuvre modeste peut devenir un monument personnel. Et cela, personne ne pourra comprendre, car personne ne sera concerné. C’est l’album du coup de cœur, celui qui squattait la platine, à une époque, qui nous suivait sur le chemin, dans un paysage quotidien évidemment marqué par les aléas de la grande aventure. Et même si aujourd’hui ce n’est plus forcément notre truc, ça peut arriver, il garde sa place très particulière, intimiste, unique. Mon précieux ! L’instant présent, la sensation, le sentiment renforcent l’aura musicale pour la transformer, l’élever encore. Selon divers facteurs, un moment devient marquant, une période devient inoubliable, pour le meilleur comme pour le pire, et la musique qui fut accompagnatrice prend le pouvoir de faire resurgir à jamais nombre d’images et de souvenirs. En réécoutant un album dépoussiéré, on se replonge dans l’époque, dans l’événement, dans l’instant, parfois aussi bref qu’anodin, parfois oublié aussi agréable fut-il. Allongé dans le canapé, on savoure, on refait le voyage et la musique s’élève telle une ombre mystique qui n’appartient à personne et qui passe pour qui veut bien lui donner attention. On se revoit dix ans plus tôt. Quelque part où l’on s’est senti bien, en possession d’un certain bonheur bien serré dans nos mains. Mais il se peut aussi qu’on fut un jour dans une certaine difficulté. Et le combat fut victorieux, et la remontée fut pénible, et nous sommes aujourd’hui debouts. Et peut-être qu’un certain album fut un sacré soutien, une échappatoire, une force. On reprend la même bouffée dix ans plus tard, on s’y croirait, grâce à quelques notes. On hésite à rouvrir les yeux. De simples notes. Les années passent, peut-être qu’on laisse derrière nous quelques ruines sur lesquelles il faudrait reconstruire. En musique. Les choses défilent, la nostalgie s’installe, mille autres possiblités s’offrent à nous. Mais si le temps semble nous pousser toujours un peu plus vite au point de se sentir écrasé, il est bon de se poser aussi souvent que possible pour repenser à bien des moments, et de les revivre en musique.

Un havre, un refuge.

Voilà une introduction qui me tenait à cœur, j’en avais envie, comme j’ai aujourd’hui envie d’écrire sur un groupe que j’aime particulièrement : Dark Tranquillity.

Un groupe qui me correspond bien, de ma propre vision, celle que j’en fais. En fait, Dark Tranquillity s’interprète. Non pas que le propos des auteurs soit inutile, mais celui-ci donne plutôt l’impression de poser des bases qui sont ensuite laissées à la liberté de chacun. La musique, les paroles, l’imagerie. On en fait vite un ésotérisme bien à soi.

La grande mouvance du death mélodique de Göteborg ! Ah ! Fameuse n’est-elle pas ? At the Gates, In Flames et Dark Tranquillity. Ça a son poids sur la scène metal, on s’en est largement inspiré et aujourd’hui encore, jusqu’au quasi-plagiat. Chacun connut sa propre évolution. At The Gates, aussi brève que marquante, In Flames un jour au sommet, quitte à lorgner avec le commercialement diffusable, et Dark Tranquillity, la force tranquille. Aucun sommet véritable, aucune chute, une route droite, propre, bien entretenue. En 1995, l’album The Gallery et son énorme Punish my Heaven permettent au groupe d’acquérir une renommée internationale qui se stabilisera ensuite, allant légèrement crescendo d’album en album, doucement mais sûrement. Le gage de qualité, disait-on. Quelque part entre le populaire et l’underground, dans un univers libre.

Dès 1999, Dark Tranquillity déroute ses fans. Déjà. Coulé d’un alliage puissance/beauté, le fer est finement retravaillé. On passe du côté obscur, c’est la rupture. Le old-school devient quelque peu délaissé, on laisse moins de place au riff (Punish my Heaven semble loin), on développe les ambiances tels un Paradise Lost, tel un Moonspell. Projector né. Un autre pilier qui soutient le magnifique édifice scandinave. De 1997 à 2002, The Mind’s I, Projector, Haven et Damage Done forment le pic créatif de Dark Tranquillity. Chacun apportant ce que l’autre n’avait pas développé, comme une chaîne complémentaire. Cependant, impossible de rester au sommet de son art durant toute une carrière (surtout quand elle dépasse les vingt ans). Personne ne l’a fait. A partir de Character (2005), Dark Tranquillity devient moins marquant, sans descendre plus bas que le simplement bon, précisons.

Comme je l’expliquais plus haut, il est bon de revenir sur ses coups de cœur, surtout qu’actuellement aucune nouveauté ne m’inspire spécialement.

Haven est fameux. C’est l’album qui pourrait représenter le plus précisément l’essence musicale de DT.

En son antre, et malgré ses nombreuses petites touches électroniques très bien intégrées en qui réside l’évolution sonore, on retrouve un condensé des dix premières années du groupe. Rage et feeling côtoient mélodie et puissance, alors que les ambiances flottent entre chaleur et glace, entre lumière et obscurité, entre mélancolie et force.

Et sur ce coup, pas de déchet. Dark Tranquillity s’est efforcé de garder l’essentiel, le meilleur, ne laissant aucune place à d’éventuelles longueurs, n’usant pas ses idées jusqu’à saturation, voire overdose, comme certains (suivez mon regard). Comme du beurre qu’on aurait étalé sur une tartine trop grande. Car parfois, on a envie de dire : « Ok, ce passage est bon, mais on a compris ».

Pas la peine d’en faire quinze tonnes. Et sur ce Haven, une durée moyenne de trois minutes et demie par morceau, mais aucune sensation de manque. Net et précis. Les arrangements sont parfois très subtils, sans jamais déborder, sans jamais tomber dans la lourdeur. Et du côté de la production, c’est aussi maitrisé. On sent le sommet. L’expérience et l’inspiration. Chaque instrument trouve sa place, le son est agréable, mais sait aussi se faire plus sale, les guitares crachent mais savent se faire également bien plus discrètes. Discrètes mais toujours essentielles. Quant aux solos, il se font rares mais servent toujours à la musique avant de servir à la technique (et pourtant ils savent branler du manche, pas de problème), comme sur le délice musical proposé par le titre éponyme. La section rythmique est également efficace et détaillée. Anders Jivarp (batterie) ne se contente jamais d’une simple rythmique en blast. La basse est bien mixée, on l’entend, le travail est bon. Pourtant, l’ensemble sonne comme une composante de son global qui nous emporte dans un tourbillon extrêmement prenant. Un album homogène malgré un travail évident sur les sonorités.

Une représentation du talent musical de Dark Tranquillity. Le riff. Du riff typiquement death mélodique, donc typiquement DT. Présents sur cet album, pour les morceaux Rundown, Feast of Burden et plus discrètement mais ô combien bien pensés, sur l’excellent Fabric. Aucun souci à se faire, c’est très efficace. Mais le groupe atteint ici un autre niveau, élève sa musique et notamment grâce à l’arrivée de Martin Brändström (claviers) dont le travail est particulièrement soigné. Jamais de sonorités kitchs, une grande recherche dans les sons et les ambiances. Écoutez donc l’excellent The Same, presque symphonique, plein de profondeur dans lequel guitares et clavier virevoltent. Enchanteur. Mais aussi les quelques notes de piano de Ego Drama qui font toute la différence, en douceur, sans surcharge. Et puis le magistral At Loss For Words, avec sa conclusion progressivement sombre et mystique.

Et malgré les ruptures dans le rythme, les passages plus posés incorporant des sonorités moins saturées, on ne s’ennuie pas une seconde. C’est sûr qu’en revanche, pour celui qui cherche à headbanger pendant 40 minutes, ce n’est pas le bon produit. Mais comme écrit plus haut, une musique qui peut s’interpréter, une fois pris dans le tourbillon, fait qu’on s’évade dans cet univers profond qui conduit à une quasi méditation. Une écoute religieuse.

Structures simples mais travail complexe. Et pour la hargne je vous présente un Mikael Stanne (chant) en pleine possession de ses moyens. Clairement, une de ses meilleures performances même si son chant clair, si particulier, devient bien moins présent (seulement pour Emptier Still) en comparaison avec l’album précédent. On sent une plus grande maturité, une maîtrise en variations, en nuances et en modulations. On peut aussi s’extasier sur du growl, autant que sur le commun chant clair. Mikael Stanne est clairement excellent. Puissant, agressif mais également complexe, précis, profond. Son chant envoie une force émotionnelle intense qui pèse beaucoup sur un rendu général tout simplement beau.

Tout simplement beau. Inspiré. Agréable. Ambiancé. Accrocheur.

Plein de charme.

Aucunement brutal mais allant vers majestueux.

Tracklisting:
1. The Wonders At Your Feet
2. Not Built To Last
3. Indifferent Suns
4. Feast Of Burden
5. Haven
6. The Same
7. Fabric
8. Ego Drama
9. Rundown
10. Emptier Still
11. At Loss For Words

Musiciens:
Mikael Stanne – chant
Anders Jivarp – batterie
Niklas Sundin – guitares
Martin Henriksson – guitares
Michael Nicklasson – basse
Martin Brändström – synthés

Label: Century Media

Auteur: Jérôme